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Dans la ferme où elle a grandi, à Monson, la mère d'Emily a découvert son petit frère mort dans son berceau, comme un petit pain de sucre enveloppé par la mort épicière. Puis elle a perdu deux autres frères et son père. Enfin, un an avant la naissance d'Emily, elle enterre sa mère. Elle engendre sa fille sous le soleil taché de ces deuils. Quelques jours avant d'accoucher elle fait refaire le papier de sa chambre, mais il ne suffit pas de rafraîchir les murs pour offrir au nouveau-né une vie ouverte. Les fantômes se penchent sur le berceau d'Emily. Ils regardent celle qui sera leur scribe, dont l'irradiante sensibilité traverse déjà le mur d'inattention qui sépare les absents des présents.
Un poète, c'est joli quand un siècle a passé, que c'est mort dans la terre et vivant dans les textes.
Mais quand c'est chez vous, un enfant épris d'absolu, bouclé dans sa chambre avec ses livres, comme un jeune fauve dans sa tanière enfumée par Dieu, comment l'élever ? Les enfants savent tout du ciel jusqu'au jour où ils commencent à apprendre des choses. Les poètes sont des enfants ininterrompus, des regardeurs de ciel, impossibles à élever.
La légende dit que saint Christophe a fait traverser un fleuve au Christ enfant, en le portant sur ses épaules. La vérité est que ce sont les mères qui entrent jambes nues dans le grand courant noir du temps, portant leurs enfants sur leurs épaules, sentant le froid les corseter et ne pensant qu'à maintenir l'enfant hors de l'eau. Parfois l'une d'elles lâche prise et sombre dans le fleuve. C'est alors à l'enfant, trempé jusqu'à l'âme par l'angoisse, de devenir la mère de sa mère et de chercher à atteindre l'autre rive. À partir de 1850 le crâne de la mère d'Emily est en feu. Elle devient la prophétesse d'un Dieu migraineux dont les oracles silencieux font trembler son entourage. Emily prend soin de sa mère. Elle s'affaire au milieu du fleuve noir, non sans gaieté lorsqu'elle évoque ce temps de sa haute enfance où sa mère la vêtait de tissus si mal coupés qu'elle avait le sentiment de « porter des excuses plutôt que des vêtements ». En 1880 elle laisse entendre un soupir : « Le grillon du foyer est une charge parce qu'il est un peu âgé. »